17.
Le seòmar
Février 2001
Ça y est, je l’ai fait. J’ai passé le braigh aux poignets d’un sorcier.
Le type de Cornouailles était complètement fou. Quand je suis venu l’interroger, il a commencé par nier, puis il a menacé de me maudire moi et ma famille en prétendant être l’un des Cwn Annwyn, un des Chiens des Enfers. Quand j’ai vu qu’il s’apprêtait à me lancer un sort, j’ai dû me jeter sur lui pour le plaquer au sol et lui passer le braigh. Alors, il m’a supplié de le laisser partir en gémissant que la chaîne le brûlait et il a perdu connaissance.
Je l’ai porté jusqu’à la voiture et Athar nous a ramenés à Londres. Ensuite, je l’ai remis à Kennet Muir, qui m’a félicité. Le suspect avait beau être fou, il était puissant et donc dangereux. Kennet m’a dit que ma mission s’arrêtait là et qu’il revenait maintenant aux Sept Anciens de décider de son sort.
Après ça, Athar et moi sommes allés nous soûler au pub le plus proche. Cette nuit-là, j’ai dormi dans ses bras.
Gìomanach
* * *
— Morgan, tu ne comprends vraiment pas ? m’a lancé Cal en prenant un virage trop vite, ce qui m’a projetée contre la portière.
— Ralentis, ai-je réussi à murmurer.
— La ferme ! Je n’arrive pas à croire que tu m’aies poussé à de telles extrémités ! Je t’aime, et regarde ce que tu m’obliges à faire ! Je voulais juste que tu parles à ma mère, mais non, c’est encore trop te demander !
J’avais l’impression de revivre un de mes cauchemars. Voilà, j’étais en train de rêver et j’allais bientôt me réveiller dans mon lit. Allez, debout, me suis-je dit, tu vas être en retard.
— Morgan, a-t-il repris plus calmement. Réfléchis un peu. Nous, nous pratiquons la Wicca depuis toujours. Toi, tu découvres à peine la magye. Tu dois nous faire confiance, point. Tu résistes parce que tu ne comprends pas tout. Si tu voulais bien te calmer pour m’écouter, tout deviendrait clair.
Étant donné que je ne pouvais pas bouger, je trouvais assez ironique qu’il me demande de me calmer. Je ne faisais plus attention à ses paroles parce que j’essayais d’élaborer un plan. J’arrivais tout juste à voir par la vitre : on venait de rentrer dans Widow’s Vale. J’espérais qu’il ne m’emmenait pas chez lui, car, une fois dans sa maison isolée, je ne pourrais plus en sortir. Concentre-toi ! Réfléchis ! Tu es la sorcière la plus puissante qu’ils aient connue, tu dois pouvoir faire quelque chose, bon sang !
Cal a grillé un feu rouge et un horrible crissement de pneus a retenti, accompagné de coups de klaxon furieux. Je me suis alors rendu compte qu’il n’avait pas attaché ma ceinture, et j’étais bien sûr incapable de le faire moi-même. Une nouvelle vague de peur m’a submergée lorsque j’ai imaginé ma tête se fracassant contre le pare-brise.
— Je pensais que tu me serais toujours loyale, a-t-il continué. Tu aurais dû me faire confiance. J’en sais tellement plus que toi, Morgan, et les pouvoirs de ma mère sont tellement plus développés que les tiens… Toi, tu n’es qu’une novice… Pourquoi avoir douté de moi ?
Ma portière était verrouillée. Si j’arrivais à soulever le loquet, je pourrais peut-être l’ouvrir et me laisser tomber… C’est ça et, une fois sur la route, je me ferais écraser vu que j’étais dans l’incapacité de bouger… Super plan… J’ai tenté de serrer le poing, mais, à ma grande stupeur, j’ai à peine réussi à plier la première phalange.
Je devais trouver autre chose. La nuit de mon anniversaire, j’étais parvenue à annuler le sort d’entrave de Cal en m’imaginant briser une coquille d’œuf. Ça marcherait peut-être aussi cette fois-ci.
Les rues de la ville défilaient devant mes yeux. Comprenant que nous nous dirigions bel et bien vers sa maison, j’ai complètement paniqué. Soudain, le visage de Bree m’est apparu. Bree ! Aide-moi, Cal m’a capturée, je ne peux plus rien faire. Il m’emmène chez Selene dans ma voiture. Je t’en prie, viens m’aider. Va chercher Hunter et Sky. Cal a perdu la tête, aide-moi. Bree ? Robbie ? Hunter ? Aidez-moi, je vous en supplie, aidez-moi.
Ce travail mental était si éprouvant que j’ai fini par m’essouffler.
— Sais-tu seulement ce qu’ils me feraient si je revenais sans toi ? a demandé Cal dans un rire sec. Par la Déesse, ce que Hunter m’a infligé l’autre fois, ce n’est rien en comparaison. Tu ne veux quand même pas qu’ils me fassent du mal, Morgan ?
Il m’a regardée d’un drôle d’air. Son visage, que j’avais tant chéri, me semblait soudain horriblement différent. Lui qui avait toujours affiché un calme olympien… Le voir dans cet état me donnait des sueurs froides. J’ai fermé les yeux pour plonger au plus profond de moi-même, à la source de mon pouvoir. Une fois concentrée, j’ai répété mon message : Bree, je t’en supplie ! Tu avais raison. Aide-moi. Quelqu’un, s’il vous plaît, aidez-moi ! Selene va me tuer.
— Arrête, a-t-il soudain vociféré en me secouant par l’épaule.
J’ai ouvert les yeux, le souffle coupé par son geste. Il me foudroyait du regard.
— Arrête tout de suite ! Je t’interdis d’appeler qui que ce soit ! Tu m’entends ?
Sa voix furibonde, qui résonnait dans l’habitacle, m’a vrillé les tympans et transpercé la tête. Il m’a secouée de plus belle, et j’ai senti que la voiture faisait des embardées. Terrorisée, j’ai prié pour que la Déesse me protège.
Soudain, il m’a lâchée. Des phares m’ont aveuglée, puis le klaxon prolongé et grave d’un poids lourd a mugi. J’ai gémi en le voyant nous frôler.
— Et merde ! a juré Cal en braquant sur la droite.
Un autre coup de klaxon. Une voiture a pilé, évitant de justesse d’emboutir mon côté. Affalée contre la portière, je tremblais de nouveau de tous mes membres. J’avais si peur que je ne pouvais plus réfléchir.
Toi, tu as peur ? a raillé une petite voix dans ma tête. Tu es une sorcière Woodbane, l’héritière de Belwicket ! Avec ton pouvoir, tu pourrais broyer Cal d’un seul geste. Tu possèdes toute la puissance des Riordan. Alors, maintenant, sors-toi de là, tout de suite !
D’accord, je vais y arriver, me suis-je dit. J’ai refermé les yeux en m’efforçant de faire le vide. Mon chant de pouvoir – An di allaigh an di aigh – est venu à moi, comme porté par le vent depuis des collines couvertes de trèfle.
An di allaigh an di ne ullah. Était-ce ma voix, ce ruban d’énergie pure que j’étais la seule à entendre ? J’ai senti mes doigts me picoter, comme si l’engourdissement se dissipait. An di ullah be nith rah. Tous mes muscles tressaillaient à présent. Je suis en train de briser ce sort, ai-je pensé, je le réduis en miettes maintenant. Cair di na ulla nith rah, Cair feal ti theo nith rah, An di allaigh an di aigh.
J’avais réussi, j’étais libre. Je n’ai pas bougé et, en ouvrant les yeux, j’ai constaté qu’on était arrivés dans l’allée de sa maison. Une nouvelle fois, j’ai appelé à l’aide de toutes mes forces. Cal a contourné le bâtiment principal et s’est arrêté à côté de la piscine, tout près du pavillon de jardin. Où se trouvait son seòmar.
Soudain, je me suis souvenue du pentacle qu’il m’avait donné, de la façon dont il m’avait brûlé la gorge lorsque j’avais utilisé les outils de Maeve dans les bois. Quel soulagement quand je l’avais enlevé ! J’avais préféré le laisser dans ma veste plutôt que de le remettre. À cet instant, j’ai compris qu’il m’avait offert un cadeau empoisonné, ensorcelé. Discrètement, j’ai glissé la main dans ma poche pour le sortir et le lâcher entre le siège et la portière. Aussitôt, mes idées se sont éclaircies et j’ai senti une énergie nouvelle couler dans mes veines. Maintenant, je pouvais passer à l’attaque.
— Cal, je suis désolée, ai-je murmuré en feignant la faiblesse pour qu’il ne se doute de rien. Je n’avais pas compris à quel point il était important pour toi que je parle à ta mère. Tu as raison, je dois te faire confiance. Après tout, tu es mon muìrn beatha dàn.
Il m’a regardée d’un air méfiant, a coupé le moteur et m’a pris la main.
— Viens, m’a-t-il ordonné en ouvrant sa portière.
Il me serrait tellement fort que j’ai dû renoncer à l’idée de m’échapper par l’autre portière. Je suis sortie du côté conducteur, ainsi qu’il le voulait, et je me suis appuyée contre lui, comme si mes jambes se dérobaient sous moi.
— Oh, Cal, comment on a pu en arriver là ? Je ne veux pas qu’on se dispute pour ça, ai-je ajouté d’une voix mielleuse, digne de celle que Bree utilisait pour enjôler les garçons.
Son expression reflétait à la fois le doute et l’espoir. J’en ai profité pour le pousser le plus fort possible et lui envoyer un éclair bleu crépitant dans lequel j’avais mis toute ma puissance. Touché en pleine poitrine, il est tombé à genoux en hurlant de douleur. J’ai couru aussi vite que j’ai pu et, soudain, je me suis figée en pleine course avant de m’effondrer tête la première sur les graviers.
J’ai voulu rouler sur le dos pour lui lancer un nouvel éclair – le seul sort offensif que je connaissais –, mais il m’a immobilisée en posant sa botte sur mon flanc. Après quoi il m’a attrapée par un bras et m’a relevée d’une main. De l’autre, il se tenait les côtes et son visage n’exprimait plus rien qu’une colère sans bornes. Il m’a de nouveau serré la nuque en crachant un autre sort et je suis redevenue une poupée de chiffon, tout juste capable de tenir debout. Ne me restait que l’usage de la parole.
— An di allaigh, ai-je articulé tandis qu’il me tirait vers le pavillon de jardin.
Je savais parfaitement où il comptait m’emmener, et je n’avais aucune envie d’y aller.
— La ferme ! a-t-il beuglé en me secouant de plus belle.
Impuissante, je l’ai regardé ouvrir une porte puis une autre. Il m’a lâchée pour révéler le passage secret dans le vestiaire et je me suis affaissée au sol. J’essayais désespérément de m’enfuir en rampant lorsque j’ai senti l’obscurité de son seòmar fondre sur moi telle une ombre cherchant à m’étreindre.
Déesse… Déesse, aide-moi !
Il m’a traînée par les pieds jusqu’au milieu de la pièce, d’où on avait retiré tous les meubles et les bibelots, tout ce dont j’aurais pu me servir pour me défendre ou faire de la magye. Il ne restait rien que ces milliers de sortilèges noirs qui recouvraient le sol, les murs et le plafond comme des colonies d’insectes répugnants. C’était ma prison, et Cal l’avait préparée pour moi, sachant depuis le début que ce jour viendrait. Une montée de bile m’a brûlé la gorge.
Le souffle court, Cal m’a lâché les pieds. Il s’est penché au-dessus de moi et, les yeux plissés, a porté la main à mon cou. J’ai voulu l’en empêcher, en vain.
— Tu as enlevé mon pentacle ! s’est-il indigné. Tu ne m’aimes vraiment pas, Morgan.
— Et toi, tu ne sais même pas ce qu’« aimer » signifie ! ai-je réussi à cracher.
Je suis parvenue à lever la main pour écarter d’un geste gauche les mèches de cheveux tombées devant mes yeux. L’espace d’un instant, j’ai cru qu’il allait me frapper.
— Tu aurais dû me faire confiance, haleta-t-il, le visage en nage.
— Et toi, tu n’aurais pas dû me mentir, ai-je riposté en m’efforçant en vain de m’asseoir.
— Dis-moi où sont les outils de Belwicket.
— Jamais de la vie !
— Dis-le-moi ! Tu n’aurais jamais dû les lier à toi ! Tu es trop arrogante ! Maintenant, on va devoir te les arracher et ça va te faire mal. Très mal. Mais tu dois d’abord me dire où ils sont… Je ne les ai pas sentis dans la voiture.
Je l’ai dévisagé sans rien dire, en essayant encore une fois de me relever.
— Dis-le-moi !
— Va te faire voir !
À la fois peiné et furieux, il a tendu la main vers moi et m’a lancé une boule de brume noire qui m’a atteinte à la tête. J’ai perdu connaissance et j’ai plongé dans les ténèbres, emportant avec moi l’expression horrible de ses yeux dorés.